En 1903, les cultivateurs du Haut-Var se réunissent en association pour fonder une coopérative laitière (1). Leur choix est guidé par la précarité de leurs situations. Les céréales, dont la production est excédentaire ne leur rapportent plus. Ils sont frappés par la baisse des cours et par l’importation massive de farine étrangère. Pour faire face, car seuls les pâturages leur restent, ils décident d’orienter leurs activités vers la filière laitière.
Leur projet repose sur l’exemple des fruitières de Roquebillière, Sospel et Moulinet. Outre la fabrication de fromage, il souhaite produire du beurre et du lait « pasteurisé ». Le lait doit en effet être commercialisé à Nice. Les membres fondateurs, pour la plupart des élus (M. Long adjoint à Guillaumes, M. Arnaud Maire à Villeneuve d’Entraunes, M. Ollivier Maire à St Martin d’Entraunes, M. Lieutaud, M. Autherman adjt d’Entraunes) sollicitent l’aide du département et de l’Etat (2) pour accomplir leur projet de sauvetage de leur économie montagnarde. Il est évalué à 43375 F (3). Il s’agit d’acquérir le terrain, construire le bâtiment, d’acheter :
- du matériel fixe (moteur électrique de six chevaux avec ses massifs, chaudière à vapeur, bac de récupération, matériel pour la fabrication de beurre, du fromage, pour la pasteurisation du lait, pour la stérilisation du lait et pour la production du froid.
- du matériel mobile (4000 bouteilles à lait formule spéciale 1 litre, 5000 bouteilles à lait stérilisées ¼ litre, 200 bidons contenance moyenne 15 litres, trois voitures spéciales pour le transport du lait, aménagement d’un wagon frigorifique sur la ligne du sud.
L’avis de l’inspecteur des Eaux et Forêts n’est pas favorable à l’établissement de la laiterie à Guillaumes(4). Les principaux centres de production se trouvent alors à la source du Var dans les alpages d’Esteng et de Sanguinières. Les distances des étables au chef-lieu varient entre 15 et 21 kilomètres. Il s’interroge sur la capacité des vaches laitières présentes alors dans le canton à fournir 2 à 3000 litres de lait nécessaire au fonctionnement minimum de l’usine, alors qu’à Roquebillière, 889 vaches ont produit en 1902, 1230 kg de lait en moyenne par jour. De plus, il considère que les ressources herbagères de la région du Haut-Var sont bien moindres qu’à Roquebillière, Sospel et Moulinet, à cause de la grande quantité de terrains rocheux ou arides qu’on y trouve et qui sont incapables de nourrir tout le gros bétail strictement nécessaire pour alimenter à plein rendement une laiterie aussi importante que celle qui est en projet. Ces remarques ne sont pas prises en compte. L’établissement d’un service régulier de charrettes à deux chevaux entre Guillaumes et Entraunes et la collaboration des propriétaires des hameaux importants (Chastelonnette, Prapelet, le Mounard (commune de St Martin), ceux de la commune de Péone et ceux des principales agglomérations de Sauze est censé compenser ces risques. Les fondateurs envisagent même l’établissement de services spéciaux. L’un d’entre eux sera le câble à lait de Bouchannières (5).
Contrairement aux souhaits des membres fondateurs de la coopérative, l’établissement n’est pas ouvert à l’automne 1903, mais deux années après à la même période (6). La coopérative laitière génère des emplois : fromager, employés à l’usine, voituriers. Elle incite aux investissements dans les campagnes. Les troupeaux de vaches laitières augmentent. On améliore la race en important taureaux et vaches tarentaises (7). L’équipement se modernise à l’exemple de celui de M. Ollivier qui achète une faucheuse (8).
En 1929, la société entre temps devenue anonyme, compte 150 adhérents. Le capital social qui avait été constitué à l’origine par 400 parts de 25 francs, atteint 477 parts productives d’un intérêt maximum de 4%. La production laitière annuelle dépasse 1.500.000 litres. Pendant 8 mois par an, la coopérative traite chaque jour de 3.500 à 4.000 litres de lait, destinés aux populations des villes du littoral et plus particulièrement aux consommateurs de Nice. Les appareils de pasteurisation et les appareils de réfrigération prévus à l’origine pour 2.000 litres de lait, ne répondent alors plus aux besoins. Le traitement du lait s’effectue dans des conditions hygiéniques considérées comme déplorables. L’installation d’un matériel adapté aux exigences nouvelles, ne pouvant être envisagée dans les locaux existants, considérés comme trop exigus, nécessite un agrandissement important des bâtiments.
Un nouveau projet est établi pour un traitement journalier de 4.500 litres de lait. Il prévoit le rehaussement du bâtiment d’un étage. Le projet d’installation mécanique prévoit la révision de la chaudière Field qui sera conservée comme chaudière de secours, la révision de la machine à vapeur qui sera utilisée, pour la pasteurisation. L’installation du matériel neuf comprend : un groupe à essence de 15 CV, une machine frigorifique (9), un appareil « pasteurisateur » à grand débit, un bec laveur pour bidons et enfin, toute la tuyauterie de vapeur d’eau et de lait nécessaire au fonctionnement de ces appareils. Le montant du devis s’élève alors à 300 000 F (10). La nouvelle coopérative, en pleine expansion, adhère à la Centrale Laitière de Nice qui constitue une fédération des principales coopératives laitières du département des Alpes-Maritimes (11). La Centrale permet le traitement hygiénique du lait et sa diffusion dans les commerces du littoral. Le prix payé aux producteurs varie selon leur éloignement de Nice où d’autres cités de 1,07 à 1,48 F soit un prix moyen de 1,27 F. Cette économie laitière va malheureusement péricliter dans les années 1965 (12), avec l’effondrement du prix du lait.
Philippe Thomassin
sources :
THOMASSIN Philippe - Etude pluridisciplinaire du site de Barels, Tome III "mémoires et savoirs", Ecomusée du Pays de la Roudoule, Puget-Rostang, 2004, p.83-84.
(1) ADAM 7M345 - La société se constitue sous la forme anonyme, le 9 octobre 1909.
(2) Article 5 de la loi du 4 avril 1888.
(3) ADAM 7M104 La société fournit un premier apport de 10 000F, le conseil général de même par délibération
du 22 avril 1903.
(4) ADAM 7M104 avis de Avis de l’Inspecteur des Eaux et Forêts, 16 avril 1903.
(5) Cf, pour une approche de l’inventaire mobilier
(6) ADAM 7M104 Demande de subvention le 9/9/1905 mentionnant que la mise en marche est assurée pour le courant octobre.
(7) Cf. Travaux de Frédérique Roy sur l’amélioration des espèces bovines.
(8) Source orale B.O
(9) Machine frigorifique type frigorigène, de 6.000 frigories-heures, pouvant refroidir à + 3° 4000 litres de lait supposés à la température de 17°, actionnée par un moteur électrique de 7 CV.
(10) ADAM 7M345 – Service du génie rural – circonscription de Nice - Mémoire explicatif, février 1929.
(11) En 1929, les cinq coopératives du département (Guillaumes, St Sauveur, Sospel, Belvédère, Puget-Théniers) ont livré 2 430 000 litres de lait. La Centrale laitière de Nice a été créée en 1933.
(12) D’après un ancien usager du câble à Bouchanières.